Les 24H de l’Espoir par notre client Michaël POUILLARD
Vendredi 27 novembre 2015, Marseille (13), Les Copains d’abord
par Michaël POUILLARD
Après avoir « emprunté » le titre de mon compte-rendu à Stefan Zweig l’année dernière, j’ai choisi de me référer à Georges Brassens pour cette année. Ces mots se suffisent à eux-mêmes, l’explication en est inutile. Vendredi 27 novembre 2015. On y est ! L’heure des 24 heures est arrivée. Un temps suspendu , une parenthèse pendant laquelle seuls vont compter les kilomètres, les minutes, les encouragements, l’amitié. Le barnum des forçats du bitume a de nouveau pris place dans le Parc Borély… Ce jour a pourtant débuté bien avant. Je me souviens des premières impressions, il y a tout juste un an. La boule au ventre, l’excitation mêlée d’inquiétude… et puis au bout de l’effort, l’euphorie, l’amitié trouvée, le dépassement de soi… déjà l’envie de remettre ça alors que nous venions à peine de finir.
Le 27 novembre, c’est aussi quelques semaines plus tôt les discussions stratégiques pendant les derniers footings. Trois fois des binômes ou de deux fois des triplettes ? 4 minutes 30 ? Moins ? Comment est la forme des uns et des autres ? Et puis il y a aussi l’intégration du petit nouveau Julien. Lui expliquer, nous les anciens de l’effort, les différents moments-clés, ceux où l’épreuve, à défaut de se gagner peut se perdre…
Le 27 novembre, c’est encore ce tableau effrayant que Jérôme nous communique !!! C’est étrange de visualiser 24 heures de course à travers des lignes de chiffres, des heures de passage, des tranches de kilomètres… la pression monte surtout avec l’hypothèse haute affichée à 320 kilomètres ! 30 de plus que l’année dernière. Ça me paraît tellement improbable que je commence à douter de mes capacités à être un supplément d’âme et à craindre d’être plutôt un boulet qui ralentirait le groupe…
Le 27 novembre, c’est enfin et surtout le plaisir de retrouver une bande de copains laissée ici un 28 novembre 2014 après un dernier cri de joie, un podium et un pincement au cœur de se quitter.
- L’avant-course
16 heures. Arrivée à Marseille sous le soleil. Il fait un temps presque parfait pour courir si ce n’est la température un peu fraîche annoncée dans la nuit. Julien et moi retrouvons Christophe Gare Saint Charles avec plaisir. Il est déjà équipé et un jaune fluo, impossible de la rater sur le quai. Nous filons dans un premier temps vers le Parc, histoire de voir, de jour, la boucle sur laquelle nous allons accomplir notre danse rituelle ! Julien la découvre et moi je la revisite, ma vieille amie bitumée. Je retrouve la fontaine, la « côte » qui m’avait tant fait souffrir l’année dernière, la « descente immense » vers l’arrivée, ce dernier virage en épingle et la ligne droite qui mène à la lumière ! Oui, la lumière… car l’essentiel de notre ouvrage se réalisera la nuit. Dans quelques heures chacun se fera face, se fera violence parfois, donnera tout pour lui et les autres… Nous profitons de cette petite balade préambule pour planter notre camp de base. La première chaise pliante est posée près d’un lampadaire qui paraît stratégiquement être le mieux placé pour perdre le moins de temps possible lors du passage de témoin.
Départ pour rejoindre Malik, à 10 minutes du Parc, qui nous accueillera chez lui pour les quelques heures de repos dont nous bénéficierons très tôt demain matin Julien, Christophe et moi. Retrouvailles chaleureuses ! J’ai l’impression de retrouver un pote que j’ai quitté la veille. L’énergie de ce petit moment vient charger des accus qui étaient encore en sommeil jusqu’à présent. Nous avalons qui un café, qui un thé et enfilons notre tenue de gala. Le temps passe et le conditionnement commence. Chaque tee-shirt, chaque short ou fuseau enfilés, chaque massage au baume du tigre ou autre mixture nous fait passer de l’état de voyageur à l’état de coureur. Il n’est plus question de balade, de visite. Il est uniquement question de performance, de vitesse, d’allure… La tête commence déjà inconsciemment à conditionner les jambes. Mes amies, nulle objection ce soir ! Vous allez souffrir, nous allons souffrir ensemble. Moi la tête, j’aurais envie de vous dire stop et vous continuerez, vous les jambes vous serez lourdes et douloureuses et je vous dirais de ne pas écouter votre douleur mais seulement ma volonté !
Il est 18h45. Nous arrivons avec tout notre attirail. Chaises pliantes, sacs à dos remplis de nos ravitaillements, envie chevillée au corps. Malik était devant nous au feu juste avant d’arriver. Jérôme était sur le parking à nous attendre et c’est unis que nous allons vers notre challenge. L’ambiance est montée d’un cran. La musique donne le ton, l’organisateur annonce les consignes. La première bonne nouvelle concerne le passage de relai. La puce qui, l’année dernière, devait être protée à la cheville peut être tenue à la main. C’est un changement important car nous avions estimé à près de 10 kilomètres la perte de temps que l’opération répétée sans cesse pendant 24 heures nous avait coûté. Une perspective heureuse se présente : franchir le cap des 300 kilomètres !! Si la motivation avait été un peu ténue, ce qu’elle n’était évidemment pas, cet objectif suffisait à lui seul à la générer…
Il fait frais au démarrage. Le vent est présent et ses rafales traversent les os. Malgré les vêtements chauds, les heures à venir vont être pénibles. La stratégie adoptée est la même que l’année dernière : faire du fractionné pendant 24 heures, d’abord à 6 jusqu’à 1 heure du matin puis par triplette entre 1 heure et 13 heures et à nouveau un final en apothéose à 6 jusqu’à l’arrivée à 19 heures le lendemain. Christophe va s’élancer suivi de Julien, moi-même, Benoît, Malik et enfin Jérôme. Nous avons vêtu notre tee-shirt de combat : jaune fluo floqué d’un magnifique Caballo Blanco II. L’esprit de l’année précédente est de retour et clairement affiché ! Nous sommes tenants du titre et imprégnés de cet esprit si particulier CB nous allons donner tout ce que notre corps possède jusqu’à, nous l’espérons, la victoire finale.
Mais cette année ce n’est pas un simple challenge qui nous attend mais trois différents voire quatre dans nos plus grands délires. Gagner l’épreuve des 24 heures est l’objectif principal. Pour pimenter ce qui n’en a pas réellement besoin, nous sommes aussi inscrits sur les courses des 12 heures et des 6 heures ! Une semaine plus tôt le nombre d’équipes pouvaient permettre d’y croire. Les dernières heures ont apporté le doute. L’épreuve des 6 heures, notamment, a connu une affluence d’inscriptions de dernière minute. De 6 équipes, nous sommes finalement en concurrence avec 29 équipes ! Je n’ose même pas évoquer le kilométrage que Jérôme a imaginé dans ses simulations ! Impossible dans ma tête de visualiser des séries de fractionnés à 4’30 pendant la durée complète de la course…
2. 19 heures. Top départ !
Christophe s’élance pour ce premier sprint de 1000 mètres. Nous avons apparemment des concurrents sérieux. Alors comme des boxeurs, nous voulons les mettre KO d’entrée de jeu, envoyer le premier uppercut pour marquer le territoire et assommer la résistance. 3’48 plus tard, déjà, les premiers relayeurs arrivent ! Christophe est second avec un temps canon mais effaré de s’être fait dépassé par le relayeur de nos principaux adversaires ! Je n’en mène pas large malgré l’euphorie car je ne pourrai jamais lutter à ces niveaux de performance et ma crainte de freiner le groupe revient en force. Dans l’excitation, pas vraiment le temps de tergiverser plus. Le relai a été passé à Julien, lui aussi parti comme une balle. Une tape dans les mains, des automatismes qui reviennent, l’équipe qui se reconstitue, se resoude et la silhouette de Julien qui apparaît au loin. Pas le temps de régler le chrono ! Le premier tour se fera à l’aveugle, à la sensation. J’attrape la puce. Go ! Ne plus penser, juste courir. Ressentir le plaisir de ce départ, de l’animation générale. Donner aussi autant que les autres pour ne rien regretter. A mon tour d’apercevoir la ligne là-bas, d’accélérer une dernière fois avant mes 20 minutes de repos aussi avant de passer le témoin dans les meilleures conditions possibles à Benoît. ça y est ! Les jambes sont dérouillées. Dans le train, chaque signe, chaque petite gêne m’alertait. Je n’ai pratiquement pas couru depuis 2 semaines et j’ai peur d’être à court de condition. Mes muscles me semblaient endoloris à l’avance alors que rien n’avait commencé…
Benoît arrive à son tour très rapidement. Les tours s’enchainent bien. Malik était malade cette semaine. Il est parti… 4 minutes et quelques plus tard, Malik n’est plus malade… en tout cas, son premier relai ne fait aucun doute. Jérôme s’élance maintenant et bientôt la première rotation sera terminée. Chaque chrono annoncé est bien au-delà du tableau de marche prévu. Tout le monde est proche des 4′ et non des 4’30 imaginées ! Je suis dans l’incertitude. Ai-je tenu le rythme ? J’ai finalement hâte de repartir et de connaître mon temps au prochain passage.
Jérôme arrive, vite comme les autres. Deuxième rotation. La dance des runners prend sa cadence. Comme l’année dernière, la guirlande des lampes frontales animent le bitume. Un léger balancement coloré pare le carrousel noir de la nuit. Le village des forçats a pris ses marques. Les bénévoles préparent le ravitaillement, assurent la musique, gèrent le chronométrage. Nous, nous courons. Alchimie de l’effort et du réconfort.
Il fait très frais cependant et c’est la seule ombre au tableau. Difficile de monter en température rapidement sur le tour puis de se reposer 20 minutes dans le vent. Par chance, l’un des partenaires de la course propose des tentes légères à monter pour s’abriter. Pas d’hésitation possible, nous réquisitionnons l’un des chapiteaux pour installer notre camp de base. Jean-Charles, ami de la bande, coureur et supporter de choc, nous aide à monter la structure rapidement. Une suite de dominos chamarrés s’aligne rapidement pour constituer une enfilade de stands comme sur une course automobile. L’esprit festif de l’année dernière est un peu atténué mais le confort est autrement appréciable pour les heures qui se préparent !
3. La compétition est serrée.
Nos concurrents tournent quasiment à la même allure que nous pour le moment mais leur stratégie est différente. Ils accomplissent chacun trois tours d’affilée avant de passer le relai quand nous avons choisi une option offensive, presque kamikaze, de sprinter à tour de rôle sur un kilomètre. En tout cas, leurs meilleurs relayeurs sont clairement partis en début de course. Nous verrons dans quelques temps quel est le niveau général de cette équipe.
Comme l’année dernière, nous avons choisi de suivre notre propre pointage. L’expérience nous a prouvé son utilité et malheureusement, dès la publication du premier classement, ça se confirme ! 4 tours à notre débours. La course se jouera autant sur le bitume que dans la guérite du pointeur ! Ce petit épisode, en tout cas, ajoute à l’excitation de début de course et nous motive encore plus. Je ne pense plus à rien. Les doutes sont partis. Je suis uniquement concentré sur les passages de relai et sur l’évolution de l’équipe d’à côté. Je profite aussi des transitions pour regarder l’agitation sportive alentour. Je suis admiratif de ceux qui sont partis pour un effort solitaire et je les encourage dès que possible. J’ai l’impression de faire partie d’une sorte de grande famille de doux dingues même si je suis dans la catégorie des moins atteints avec mon équipe !
Les premières heures défilent à une allure folle. Comme l’année dernière, l’attente « interminable » des premiers passages s’est estompée. J’ai trouvé la quiétude du métronome. Troisième relayeur de la boucle puis repos, troisième relayeur de la boucle puis repos… Les kilomètres s’enchainent, le compteur tourne et nous sommes devant. Notre stratégie s’avère plus payante que l’équipe de l’Amicale de Pennes Mirabeau. Leurs derniers coureurs sont à niveau moindre et les secondes que les premiers peuvent nous prendre, nous nous les réapproprions avec force. Je le sens agacés de notre stratégie car impuissants d’une certaine manière à lutter contre nous. Le premier marathon est avalé en à peine plus de 3 heures. Je n’ose me projeter sur l’avenir à cette allure car un rapide calcul sur 24 heures m’amène à un total ahurissant.
4. 1 heure du matin.
Il est temps de passer à la deuxième phase de notre programme. La première triplette va partir se reposer et nous restons à poste Christophe, Julien et moi. Notre objectif est de maintenir un rythme de 5′ en mode nuit avec des relais qui vont s’enchainer bien plus rapidement au rythme d’un toutes les 10 minutes pendant 6 heures. C’est l’une des parties cruciales de notre challenge. L’année dernière avait été difficile. J’ai encore en mémoire ce trou d’amorphisme qui m’avait anéanti pendant près d’une heure, laissant Christophe assurer au mieux le temps que je puisse me reprendre. Une chose est certaine à horaire équivalent je me sens bien mieux. Je suis lucide. Je n’ai pas de courbature particulière. J’arrive à conserver une allure intéressante. Je m’alimente correctement. Aucune nausée, aucun écœurement. Le bonhomme est ok pour la grande aventure.
Nous entrons aussi dans une période particulière. L’ambiance est différente. Chacun est dans son monde. Le nôtre, par équipe, plus rapide que les solitaires. Ces mondes se côtoient, s’effleurent, s’évitent ou s’entrecroisent mais jamais ne se heurtent. Notre multitude est une pourtant : serpent de lumière enroulé autour d’une proie commune, le kilomètre. Les petits rituels sont installés. Les premières défaillances font aussi hélas leurs apparitions. Certains titubent, d’autres vomissent. Certains subissent les crampes, d’autres les ampoules. Les heures de souffrance commencent. C’est aussi ça les 24 heures, passer au-delà de la douleur, retrouver le seuil au-delà duquel le cerveau dicte sa loi au corps. Le corps résiste encore, se manifeste mais bientôt soit il capitulera et acceptera d’aller au bout soit il s’imposera et les larmes de tristesse seront ses funestes messagers.
Nous n’avons pas encore ce dilemme à gérer. Notre mécanique est belle, bien huilée. Elle tourne comme une redoutable horloge qui chercher à faire plier le temps et d’une certaine manière y arrive. Notre prévision était de 5′ au kilomètre. Nous sommes bien en-deçà. Je suis étonné de tenir aussi longtemps à ce rythme de 4’30, 4’40. Je guette un signe mais rien ne vient. Le corps reste sage et répond. Les heures avancent sans trace de fatigue. Notre triplette ne connaît pas la crise. À côté de nous par contre, c’est une autre histoire. Deux bons coureurs solitaires jettent l’éponge. Ils n’ont pas digéré leur course précédente de 100 kms, quinze jours plus tôt. Même les meilleurs ont leurs limites… Nous profitons alors d’un soutien improvisé de leurs accompagnateurs. Toute la durée de notre tranche horaire, ils n’auront de cesse de nous encourager, nous pousser et échanger avec nous. C’est la meilleure manière de garder la vigilance et l’éveil nécessaire.
5. 5h45. Première alerte du corps
Sur ce passage, le mollet gauche a donné des signes de début de crampe. J’ai dû ralentir quelques mètres pour laisser passer l’orage et relancer. À la pause, j’ingurgite le remède miracle des graines de chia et je me masse les jambes et les mollets profondément. Cela fait maintenant 2 heures que j’ai commencé cette opération, d’abord en prévention. Je restais léger, juste une manière de garder les jambes vascularisées correctement. Je sens que l’alerte devient sérieuse alors je m’active plus sur les massages.
Les relais suivants se passent correctement. Je suis loin de mon état de l’année précédente. J’étais entré dans une sorte d’état second dans lequel plus rien ne comptait que mettre un pied devant l’autre avec une musique lancinante en tête. Cette nuit est différente. Certes j’ai toujours un rythme qui me guide mais il varie selon mon état. Je suis encore suffisamment lucide pour observer les autres et mon avancée vers eux, sur eux. Parfois j’éteins ma lampe pour profiter au mieux des sensations que j’éprouve. Sentir le froid sur soi qui glisse plutôt que traverse, sentir le souffle léger du vent qui parfois s’éteint comme pour aider à l’effort accompli. Le corps a accepté plus facilement l’épreuve qu’il subit, apparemment. La tête peut alors absorber la magie particulière de la course nocturne.
6. 6h passées.
Cette fois, le genou jette l’éponge. Marre de tourner toujours dans le même sens, d’aborder toujours ce virage en épingle ! Il ne résiste plus, il est en guerre, se bloque, s’immobilise. Impossible de lutter. L’épreuve est encore longue. Je finis tant bien que mal ce premier relai de douleur. Le temps reste proche des seuils fixés. 10 minutes seulement pour se refaire une santé. En l’état, ça me paraît compliqué mais je n’ai pas le droit de passer mon tour… Christophe s’inquiète de mon pépin. Nouvelle séance de massage intense et petite prière. C’est le moment de croire au miracle. Julien, lui revient déjà de son tour. Je me lève péniblement et je sais d’avance que ça va être un calvaire. Je vais essayer de partir plus doucement que les fois précédentes pour laisser la jambe monter en température correctement. Après, sur le deuxième 500 mètres, je verrai les possibilités qui s’offrent à moi. Le premier bout est plutôt doux. Le courbe est peu prononcée et permet d’avancer facilement. Le genou semble s’être à nouveau endormi. Le dragon aurait-il baissé sa vigilance ? Après le passage de la petite fontaine qui marque le quart du parcours, je tente d’accélérer l’allure. Je ne veux passer au-dessus des 5′. Sur ce deuxième tronçon de 250 mètres qui mène à une roseraie je fais descendre le chrono vers 4’40. J’éteins ma frontale pour ressentir au mieux les sensations du corps. Dans le noir, toute perception est décuplée. Un bruit, une lumière, une rafale… la vie est amplifiée et avec elle le vivant que je suis…
Pas le temps de finir ma réflexion ! Le genou se dérobe à nouveau ! Je manque de tomber tellement ma jambe a faibli d’un coup. Un poignard me transperce l’articulation et je me dois presque de m’arrêter… Inutile de regarder le chrono, c’est foutu… La seule chose qui compte c’est de rentrer et malheureusement de se résigner à passer la main sur le temps qui reste avant la relève. Plus de 5’30 pour ce dernier tour. Christophe et Julien ont bien compris le problème et me propose de prendre mes relais. Impossible de dire non cette fois je plie difficilement la jambe et m’interroge même pour demain. J’ai pensé à prendre au dernier moment dans mon sac de voyage une genouillère pour le cas où. Bien m’en a pris puisqu’elle me servira de roue de secours pour les 6 heures qui resteront à accomplir dans la prochaine après-midi…
Je suis dégoûté de les regarder tourner à ma place. Mes craintes de maillon faible reviennent en tête alors qu’elles avaient presque disparu. Les heures de repos me feront du bien pour remobiliser le cerveau. Pendant ce temps, mes deux compères assurent. Leurs temps de passage, malgré le doublement du parcours, ne faiblissent presque pas. Heureux coureur que je suis d’avoir un tel soutien. Mon sentiment de culpabilité est légèrement atténué… j’en suis là de mes réflexions quand le rideau de la tente s’ouvre laissant entrevoir la silhouette de la relève ! Benoît, sans doute impatient de poursuivre l’aventure, arrive bien avant son heure. Et puisqu’il est déjà chaud, il se propose de soulager Christophe et Julien sur « ma » partie de relais. C’est un double soulagement pour nous trois, à la fois un poids de moins à peser sur notre groupe qui commencent à avoir les jambes lourdes et aussi les premiers signes que notre part de repos est proche. Nous étions atteint par une certaine lassitude après presque 12 heures d’efforts continus.
Un peu avant la fin de notre créneau Malik arrive à son tour. Pas de doute, il a meilleure mine qu’en début d’épreuve. À travers la tenture, je devine le jour poindre. C’est le temps entre chien et loup, la nuit s’étire, a du mal à laisser la place regrettant presque de nous abandonner alors qu’elle nous a enrobés de son manteau glacé. Le jour lui fait signe. Il est pressé de prendre la suite, de découvrir ces illuminés qui continuent de courir après le temps alors que c’est perdu d’avance… Allez, pousse toi que je m’y mette ! Il est gentil le jour. Il a choisi de nous épargner de ses nuages. Les arpenteurs de bitume, survivants du tunnel de la nuit, auront le droit de se faire chauffer les os par Râ.
Nous trois en avons pour notre comptant de résonance dans les articulations. Les corps crient stop depuis un moment et ils sont enfin entendus. C’est une sensation étrange que de devoir quitter l’arène finalement. Sentiment du devoir accompli puisque nous conservons 5 tours d’avance sur nos suivants. Sentiment aussi d’abandon d’une partie de notre destinée. Mais nous sommes une équipe. J’ai confiance en notre autre triplette, notre autre moi. Benoît, Malik et Jérôme vont assurer à leur tour, aucun doute là-dessus.
De retour à l’appartement, nous avons besoin avant tout d’une douche pour nous réchauffer un peu. Je me sens fatigué de l’épreuve accomplie mais sans réelle envie de sommeil. L’adrénaline est encore bien présente mais il faut s’allonger, s’enrober de la douceur d’un matelas après la dureté du bitume. Les heures sont comptées. Il est 8 heures au coucher et, dans moins de 4 heures, il sera déjà le temps de se lever. Réveil bien avant l’horaire annoncé. Mon premier réflexe est de tâter le genou, de fléchir légèrement la jambe pour enregistrer la réponse donnée. Visiblement, même s’il existe une certaine raideur, j’ai l’engourdissement classique d’un effort long dans les pattes, rien d’insurmontable. La genouillère servira parfaitement de béquille, au moins sur les premiers passages. La douleur est une « ennemie » dont je sais faire mon alliée jusqu’à un certain point. L’objectif sera donc de trouver le compromis entre dépassement de soi et déraison. Il va rester 6 heures à courir soit environ une grosse douzaine de kilomètres chacun. Je vais guetter mon premier tour et je serai vite fixé. Je ne viserai certainement plus les chronos de la veille, au moins pas au début. Julien, de son côté, semble frais. Le « bleu » se débrouille bien ! Les réserves sont à peu près reconstituées et je me sens plus en forme que l’année dernière, à un genou près.
7. 12h45. Enfin de nouveau aux affaires !
Le soleil est bien présent, l’ambiance monte. Depuis 7 heures ce matin, un challenge s’est ajouté. Cette année, histoire de corser un peu l’affaire, Christophe nous a inscrits sur trois épreuves différentes : le 24h, notre principal objectif, le 12h et le 6h qui commencera plus tard. Si initialement un podium était envisageable dans chaque catégorie au vu du nombre d’inscrits, la concurrence est sérieusement montée en gamme dans les dernières heures, la veille et le matin du départ ! Le 6h, notamment, va être un véritable défi. Nous sommes passés de 6 équipes inscrites à 29 ! Nos concurrents seront frais et plein d’énergie alors que nous en serons à 18 heures d’efforts cumulés au top départ de cette dernière course. Voilà qui va décupler la motivation, si le besoin s’en ressentait.
Le vent a décidé de s’inviter à la fête. La météo annonce une montée progressive d’Eole avec des pointes qui viendront frôler ou dépasser les 80 km/h par instant. L’adversité sera notre totem ! Envers et contre tout, droit devant nous regardons et puisque seule la victoire est belle, je ne veux danser qu’avec elle au moment de se quitter. Comme je le pensais, Benoît, Malik et Jérôme ont été au top. Nous retrouvons leur sourire, l’euphorie du groupe, l’émulation saine… et Jean-Charles qui va à nouveau jouer les supporters numéro 1. Une petite salve d’encouragements et nous entrons dans les danse Christophe, Julien et moi.
J’ai besoin de me tester, de me sentir au diapason rapidement et mon ventre se noue à nouveau comme au début. Au moment de prendre le témoin, j’oscille entre doute et envie. J’engage un bras de fer entre mes deux émotions. Madame, Monsieur installez-vous au centre du ring et battez-vous. Et puisque les dés sont pipés, laissez-moi vous annoncer que mon cerveau fera tout pour que l’envie gagne ! Le doute a-t-il un dernier mot à dire avant le combat ? Mais le doute se tait. Les jambes entrent en action. La raideur est là, mais rangée dans le camp du doute, elle sait qu’elle va devoir faire contre mauvaise fortune bon cœur. Ce n’est pas pour aujourd’hui qu’elle réussira à faire plier le bonhomme. Elle y était presque hier. Trop tard, sa chance est passée…
4’45 pour mon premier tour en gardant de la réserve. Je sais maintenant que j’irai au bout et de plus en plus vite. Sans la frontale, j’ai repéré tous les défauts de la route, j’ai évité tous les pièges. Je sais le point stratégique où j’aurai à serrer les dents. J’ai aussi pu revoir les visages laissés hier. Les solitaires ont continué leur œuvre et ça se voit. Ils sont marqués dans leur chair, sur leur visage. Je n’ai de cesse de les encourager à mon passage. Je sais le bien de ces petits mots. Nous sommes une famille et aucun membre ne doit manquer de respect aux autres. J’ai croisé des nouveaux visages, rares, de concurrents partis pour les 12h, quelques-uns encore qui achèvent leur marathon démarré à 10h. J’avais presque oublié leur présence et seules les deux puces dans ma main concrétisent ce nouveau voisinage.
La farandole des relais a démarré. De nouveau, le temps est notre ennemi. Il n’est à nouveau plus question de parler d’horaire général mais simplement de minutes déboursées par tour. Nous sommes notre propre horloge graduée en rotations. 6 rotations égalent une circonvolution complète. 2 circonvolutions et quelques font une heure. L’un de nous a une petite faiblesse, les 5 autres le relèvent. La bête peut être abîmée, elle n’est certainement pas abattue.
Le vent s’est bien levé dans l’après-midi. Il souffle fort maintenant et les chapiteaux de toile deviennent de frêles objets soumis à sa colère. Par moment, tout à l’intérieur valdingue. Ça devient préoccupant et après une énième rafale, nous décidons de plier les tentes et de migrer un peu plus à l’abri. À défaut d’être protégé contre une pluie qui ne viendra de toute façon pas, nous choisissons un repli près d’un buisson qui coupe les rafales. L’épreuve du froid tout relatif ne durera tout au plus que deux après quand la nuit sera de nouveau tombée.
J’oubliais le plus important !! Notre tableau de marche. Nous avions prévu quelques feuilles pour noter notre progression kilomètre par kilomètre. Elles commencent à manquer ! Nous avançons au-delà de nos espérances et le premier point culminant de 290 kilomètres, notre distance référence de l’année passée, est atteint alors qu’il nous reste encore 2h30 de course ! J’ai beaucoup compté et recompté, aucune erreur possible. Ce modèle que Jérôme avait bâti, que j’imaginai sorti de l’imaginaire d’un fou est proche de se révéler exact ! Respect cher monsieur ! Peut-être que seuls les fous sont visionnaires finalement ! Et celui-là, je l’aime beaucoup.
À partir de cet instant, chaque tour parcouru nous permet de battre notre ancienne performance. Je décide donc, sur le papier, d’aller au bout de notre exploit et j’anticipe les pointages des prochains passages jusqu’au 320ème. Ce dernier tour échoira, comme l’an passé, à Christophe, si tout va bien jusque-là. J’ai montré le pointage à tout le monde. J’ai vu des visages s’illuminer. Nul doute que notre nom de guerre Caballo envahit chaque tête. Oui, nous allons être des chevaux sauvages sur cette piste asphaltée ! Des pur-sang ignorant fatigue et vent, zigzaguant entre tous pour tracer leur route vers l’ultime : les 320 ! Tous avons descendu nos chronos.
Mon genou se manifeste à nouveau depuis une dizaine de minutes. Mais je l’ai dompté. Je le cajole sur les 500 premiers mètres, le titille sur les 250 suivants. Ö mon doux, le virage en épingle ? Ne t’inquiète pas, je l’ai vu, je prends soin de toi et je le négocie au ralenti. Tu vois. Alors, on remet la gomme pour finir la dernière ligne droite ? Il dit oui. Il n’a pas le choix. Et les 4’30 sont atteintes très régulièrement maintenant. L’affichage digital annonce la dernière 1/2 heure d’épreuve maintenant. Nous attaquons au moins bien une dernière rotation complète de l’équipe. Plus qu’un tour les gars ! Courage ! Et peut-être deux pour certains si jamais nous pouvons encore accélérer ! Une dernière info… le chiffre magique pourrait bien être 322 !
Christophe s’arrache alors pour un chrono à à peine plus de 4′ ! Julien pensait finir mais non ça peut être encore mieux. Il part pour un sprint incroyable à moins de 4′ ! Je pensais être le dernier et peut-être, à mon tour, alors que nous atteignons 321 kilomètres, ne le serai-je pas ! Je file pour mon dernier poker menteur avec mes douleurs. Je sais que c’est la fin, qu’il n’est plus question de ménager quoique ce soit pour la suite… la suite il n’y en aura plus à ces allures. Seul restera notre tour d’honneur, comme l’année dernière. J’arrive à descendre largement sous les 4’30 et je peux passer le témoin à Benoît qui aura le plaisir de boucler notre aventure.
8. Nous sautons de joie.
Nous sommes euphoriques car ensemble nous avons été plus forts ! Christophe a endossé le drapeau français, hommage que nous voulions faire en ces temps difficiles. Jean-Charles, qui n’a eu de cesse de nous encourager pendant toutes ces heures, passe en mode selfie avec chacun d’entre nous. Nous attendons Benoît qui arrive enfin. Après avoir tant donné, nous profitons enfin de la route, tous les 6 réunis à une allure de sénateur. Un mur jaune fluo traverse la nuit pour revenir tout doucement vers la lumière. En début de dernière ligne, deux de nos petits supporters supplémentaires, assurément notre relève plus tard, nous rejoignent. Ils accompliront les 100 derniers mètres juste devant tenant chacun un bout du drapeau et nous les encouragerons à notre tour un immense sourire aux lèvres.
Tous les objectifs ont été atteints. Victoires sur les 6h, les 12h et les 24h. Record de l’épreuve sur les 24h : 322 km. Et surtout des tonnes de souvenirs accumulés. Merci à vous 5, à vous 6 (Jean-Charles inclus) pour cet immense bonheur partagé pendant ces 24h. La course est un sport individuel qui se pratique en équipe. L’effort est un don de soi individuel que le collectif transcende. Vous m’avez transcendé pendant la durée complète de l’épreuve, dans les bons comme les mauvais moments. Merci de vos sourires, de votre chaleur, de vos familles aussi, passées à différents moments pour nous montrer que cette douce folie qui nous anime peut être contagieuse.
Et vivement bientôt pour recommencer !
Michaël